Extrait de la Chronique, une nouvelle intégrale : le Docte et l'Innocente.

Le Docte et L’Innocente

 

Il était un docte savant qui vivait dans une tour d’ébène. Quoique légèrement tordu à la base, l’édifice noir s’élevait dans le ciel rempli de nuages. Tous les habitants aux alentours appréciaient cette pointe élancée qui crevait le soleil et trouvaient qu’elle s’accordait bien avec son auguste propriétaire.

 

Le docte savant passait pour un de ces seigneurs sans lesquels le monde sombrerait dans le chaos. Car le docte monsieur avait sauvé tous ses concitoyens, des décennies auparavant, en leur faisant partager sa sagesse. Lui-même était un modèle de retenue et de vertu. Il avait sorti de ses armoires sombres des écrits du passé, des textes éclairés et il avait répandu, comme une traînée de poudre, ses idées monocordes et ses saines doctrines.

 

En perdant tout Espoir, on n’est jamais déçu.

Cessez donc de rêver parce que le Songe tue.

 

Ces mots gravés à la base de la tour brillaient faiblement d’une pâle lueur. Il enseigna aux hommes que le présent seul suffit à garantir une forme de bien-être inaltérable. L’avenir, trop incertain, meurtrit les âmes par l’illusion néfaste d’un lendemain meilleur. Mais le présent effraie parfois les néophytes car il s’agit d’un monstre en mouvement incapable de se fixer, tel un navire ballotté par les flots. « Un navire dont nous sommes les marins, disait le Docte. Nous ne savons pas quand il accostera. Nous ignorons s’il viendra à couler. Toute supposition est vaine. Nous tenons les rames et le gouvernail. Cela seul compte. Qu’importe la destination ou la durée du voyage… »

 

Ainsi la boîte de Pandore se referma et la souffrance, la frustration, la peur et tous les maux liés à l’âme s’estompèrent jusqu’à ne devenir qu’une empreinte grisâtre sur la surface du globe. Le docte savant pouvait nourrir quelques fiertés pour ses enseignements. Il était le sauveur, le filtre des cœurs qui avaient trop souffert. L’espérance menait irrémédiablement à la désespérance. Il avait détruit ce cruel lien de cause à effet. Médecin de l’âme, on venait aussi le trouver pour les désagréments du corps. Et le quotidien du savant était ponctué de ces visites innombrables où il continuait à prêcher ses préceptes tout en soignant des rhumes ou des infections.

 

Un jour, une patiente vint le trouver. Il l’accueillit, comme à son habitude, toujours doté de sa redingote monochrome et de sa canne d’argent.

— Docte savant, puis-je compter sur votre aide ? demanda la jeune fille.

— Tous ceux qui me réclament, je les écoute et je les sauve, répondit-il.

Le cabinet du savant possédait une forme circulaire ; les ouvrages entassés sur les étagères semblaient menacer de tomber à tout instant. La patiente était assise, les genoux joints, les mains croisées, les yeux rivés au sol tandis que son interlocuteur prenait place derrière un imposant bureau de bois.

— Ce matin, je me suis levée comme tous les autres jours.

— Et c’est très bien, dit le savant. Toutes les journées sont les mêmes. Toutes les journées seront les mêmes.

— J’ai mis une robe grise que j’ai trouvée dans ma penderie grise. — C’est tout à fait ainsi qu’il faut procéder.

— J’ai saisi une pomme sans couleur et l’ai portée à mes lèvres. Elle n’avait pas de goût.

— Tout va alors pour le mieux dans le meilleur des mondes.

La jeune fille déglutit et le sang déserta son visage. Une curieuse émotion monta dans son regard qu’elle risqua sur le Docte :

— Mais quand j’ai levé mes yeux ternes sur le ciel grisâtre… J’ai vu du bleu.

Il y eut un de ces silences qui ne finissent jamais. Quand le Docte le rompit, quelque chose, déjà, avait changé.

— Êtes-vous sûre de ce que vous avez vu ? murmura-t-il d’une voix blanche.

— Oui, je n’en puis douter.

— Comment pouvez-vous savoir que c’était du bleu ? Aviez-vous déjà été confrontée à cette couleur par le passé ?

De même que si on l’avait accusée de mener une vie de débauche, la jeune fille agita précipitamment la tête en signe de négation :

— Bien sûr que non, c’était la première fois ! Et je le sais parce que cela s’est imposé à moi comme une évidence. Je l’ai compris comme le premier assassin a dû le comprendre en observant le cadavre de son frère : « Ceci est un meurtre. » Ce ciel était bleu. Et depuis, je sens un étau qui m’oppresse la poitrine.

— Cette hallucination a-t-elle duré longtemps ?

— Non, le temps d’un battement de cœur et de cils et tout est redevenu normal. Et gris.

Le Docte fronça les sourcils.

— Traitons le mal à la racine, dit-il sèchement.

Il sortit un manuscrit de l’un de ses tiroirs et en extirpa une feuille que les années avaient flétrie. Il y était écrit :

 

De l’Espoir

Vint le Noir.

Mais la vie

S’adoucit

Quand se meurt

Dans le cœur

Cette idée Insensée.

 

— À lire, à apprendre et à répéter trois fois par jour. Matin, midi et soir.

 

Il dormit peu, cette nuit-là. Il pensait avoir éradiqué cette source d’infortune. Et pourtant la bête fauve pointait à nouveau le bout de son museau perfide. Cette angoisse malvenue tout au fond de son cœur, il la reconnaissait et pouvait y mettre un nom. Il lui tordrait le cou comme autrefois.

 

Le lendemain, la jeune fille se présenta à nouveau. Il la fit monter. Pour la première fois depuis longtemps, il ne s’assit pas derrière son bureau et resta debout.

— Toujours cette même sensation étrange et dérangeante qui m’écrase le cœur, docte savant…

— Avez-vous suivi mes prescriptions ?

 — Certes oui, mais ce matin, je me suis surprise à rechercher le bleu dans le ciel gris.

La main du Docte se crispa autour de sa canne.

— Ce n’est pas bien, ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder !

 — Je l’ai cherché malgré moi et l’ai surpris par hasard dans l’iris d’une enfant. Le temps d’une seconde, mais quelle seconde ! Tout me semblait possible alors.

D’un geste violent, le Docte écrasa sa canne sur le sol.

— NON ! Vous ne faites aucun effort ! Vous vous laissez corrompre avec une facilité déconcertante ! Rentrez chez vous, fermez vos fenêtres, éteignez vos bougies et cloîtrez-vous dans une pièce exiguë ! Fébriles, ses mains lui tendirent une nouvelle feuille de papier.

 

Tempérance aux yeux noirs, exauce ma prière,

Offre-moi un cœur neuf ! Et je le veux de pierre !

 

— À répéter autant que faire se peut ! termina-t-il, courroucé.

 

Une nouvelle nuit agitée ballotta notre Docte sur les affres de l’incertitude. Puis, dans l’aube sans rosée, la jeune fille pénétra encore une fois dans le bureau tordu. Elle ne dit rien, les lèvres pincées dans un rictus sans fin. Et elle lui donna un papier.

 

De l’ennui

Vint la nuit

Mais le Noir

Dans l’Espoir

Tourne au bleu

Que les cieux

Font chanter

Et briller.

 

— Quelle est cette fumisterie ? s’enquit le Docte d’un ton menaçant.

 La jeune fille lui tourna le dos et descendit de la tour. Il la suivit comme dans un cauchemar, ses doigts toujours aussi serrés autour de sa canne d’argent. L’impertinente méritait une punition exemplaire. Mais quand il gagna l’extérieur, les lettres pâlottes ornant ses murs attirèrent son attention.

 

En perdant tout Espoir, on n’est jamais déçu.

Mais l’on vit sans saveur lorsqu’il se trouve exclu.

 

La jeune fille profita de sa stupéfaction pour disparaître. Il eut beau frotter, griffer, frapper de toutes ses forces, les mots ne s’effacèrent pas. L’heure était grave, ses concitoyens risquaient la contagion. Il ne pouvait pas laisser un élément aussi dissident en liberté. Car c’était lui, le sage parmi les sages…

 

Le matin suivant, le Docte convoqua la milice et eut tôt fait de les convaincre d’emprisonner la jeune fille. C’est alors qu’il les vit : les vers de sa tour avaient été effacés… et remplacés.

 

Un jour que le soleil ne s’était pas levé,

Il me vint des envies de rêve inachevé.

 

Il fit appeler le bourreau. À l’ombre de sa bâtisse, les gens s’affairèrent en grande hâte. Une guillotine fut montée. Un drap blanc recouvrit l’inscription pervertie de la tour d’ébène. L’urgence se faisait sentir, le savant avait entendu quelques commentaires bienveillants à l’égard de ces vers. La populace ne comprenait pas que les mots pouvaient tuer. L’un d’eux plus que les autres.

 

La foule s’amassa compacte autour de l’instrument de mort. Deux miliciens escortèrent la jeune fille sur son lieu de supplice. Le Docte usa de toute sa rhétorique et fit entendre la nécessité de cette action. La jeune fille l’avait observé en silence. Elle attendit patiemment qu’il eût terminé avant de lui dire :

— Docte savant… J’avais quémandé votre aide… Et vous m’avez conseillé de prier. N’est-ce pas contradictoire ? La prière ne mène-t-elle pas à l’espérance ? Inconsciemment, vous saviez que vous aviez tort… D’où cette « erreur » de votre part…

La bouche du savant se tordit dans une abominable grimace et il ordonna au bourreau d’en finir. Le couperet tomba et trancha net la tête de la jeune fille. Une gerbe de sang jaillit. Ce fut dans l’esprit de tous comme une explosion de lumière.

— Oh, du rouge ! dit-on dans l’assemblée.

— Quel étrange éclat, clama-t-on par ailleurs… Et ce ciel… Ces couleurs vermeilles… Depuis quand le crépuscule est-il aussi beau ?

Le bourreau agita vainement la tête de sa victime, la seule réaction qu’il provoqua fut un étonnement naïf :

— Depuis quand les yeux de feu cette demoiselle sont-ils si bleus ?

Un tremblement compulsif agita le Docte de bas en haut, le monde échappait totalement à son contrôle et les couleurs de vie renaissaient de leurs cendres. Le drap blanc était tombé à terre. Les vers avaient encore changé.

 

La ronde de l’Espoir, farouche farandole !

Je tremble et de trembler j’ai le cœur qui s’affole !

 

Étouffant un cri terrible, le Docte s’engouffra dans sa tour et s’y enferma. Dehors, des tons doux et chatoyants se répandirent sur le monde. On frappa souvent et longtemps à sa porte. On ne comprenait pas pourquoi il s’obstinait à demeurer dans le noir tandis que le soleil brillait de mille feux.

 

Un jour, une odeur persistante poussa quelques passants à forcer la porte. Le Docte était mort au milieu de ses livres. On les feuilleta tous, un par un, mais les pages étaient entièrement blanches. Seule la feuille de papier coincée dans sa main rigide possédait une inscription.

 

On la lut.

 

Et du Noir

Vint l’Espoir.

 
 

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